Société d’ Histoire de Revel Saint-Ferréol                                        LES CAHIERS DE L’ HISTOIRE N°18 page 58

 

 

Riquet, le canal et les érudits de Castres


Par Gérard Crevon

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(Article paru sur L’AUTA n°38 – 5ème série   - octobre 2012 – pp. 298 – 302 ; modifié Juillet 2014)

 

Relier l’Atlantique à la Méditerranée est un rêve déjà vieux d’un siècle et demi lorsqu’en novembre 1662 Riquet présente  à Colbert son projet de canal. Louis XIV est immédiatement intéressé et ordonne de former une commission pour évaluer la proposition. Il nomme ses commissaires et demande aux Etats de Languedoc de désigner les leurs.

Deux ans plus tard, en novembre et décembre 1664, la commission ad hoc se réunit enfin en Languedoc.

 

Une traduction castraise

Or, voilà qu'un imprimeur de Castres édite un opuscule de 90 petites pages qui constitue l'un des tous premiers ouvrages d'hydraulique parus dans notre pays (1) . Il s'agit de la traduction en français qu'un érudit de la ville, Pierre Saporta, a faite de deux études publiées des années plus tôt en Italie par des savants de ce pays : le "Traité de la mesure des eaux courantes " de Benedetto Castelli, qui datait de 1628, et le " traité du mouvement des eaux " d'Evangelista Torricelli, de 1644.

Et, en une longue introduction, Saporta dédie le premier " à Messeigneurs les Commissaires députés par le Roi pour la jonction des mers ", qui viennent de se mettre au travail pour examiner sur le terrain le projet de canal. Visiblement, notre traducteur soutient très clairement le dit projet. Pour commencer il s'emploie à lever, s'il y en avait, les préventions religieuses ou morales qu'ils pourraient avoir, et expose les avantages que l'on a retiré dans le passé d'autres travaux hydrauliques. Une petite explication scientifique lève une autre prévention éventuelle relative au niveau des mers. Puis il se livre à un bref historique des projets antérieurs. On y retrouve essentiellement ceux de 1598 et de 1632 qui avaient donné lieu à des mémoires dont Riquet possédait un exemplaire ou une copie (2).

Enfin, il montre tous les bénéfices que le pays retirerait de sa réalisation et les exhorte : " C'est donc à vous, Messeigneurs, à faire en sorte qu'il réussisse ". Et il termine en présentant sa contribution : " j'ai traduit en notre langue un traité de la mesure des eaux courantes qui ne sera peut-être pas inutile à ceux qui auront soin de la jonction des mers ".

 

Le traité de Castelli (3) établit et expose pour la première fois dans l'Histoire, sous une forme encore archaïque mais exacte, l'une des relations

 

fondamentale de l'hydraulique, à savoir que le débit d'un chenal, c'est à dire le volume d'eau qui passe par unité de temps à travers une section droite du dit chenal, est égal au produit de l'aire de la section de la veine liquide par la vitesse de l'eau qui traverse la dite section.

 

Castelli en tire un maximum de conséquences en mettant l'accent sur le rôle de la vitesse, qui, avant lui, avait été négligé. A la lumière de la relation ainsi établie il analyse un grand nombre de cas concrets et en particulier les inondations catastrophiques et leur prévention, pour lesquelles son étude avait été commandée par le pape Urbain VIII.

Il rectifie ainsi un certain nombre d'affirmations erronées émises par ses prédécesseurs. Son application la plus triviale est qu'aux endroits où une rivière est large et profonde, l'eau coule lentement et paisiblement, et aux endroits où la même est étroite et de faible profondeur l'eau s'écoule rapidement et de façon turbulente.

Ce qu'il illustre par le vieil adage " Méfie-toi de l'eau qui dort ".

 

C'est en vertu de cette relation que l'on ne peut pas connaitre le débit d'une rivière en mesurant simplement la hauteur de son eau, car on ne peut négliger de prendre en compte la largeur du chenal et la vitesse de l'eau. Et c'est ce qui explique qu'à l'époque de Riquet on ne savait pas mesurer aisément des débits. Pour les sources, les fontainiers utilisaient la cuvette de jauge (4), un dispositif assez simple et facile à mettre en œuvre dans les petits points d’eau, mais inutilisable dans ceux d’une certaine importance.

Pour les rivières, on savait qualitativement que plus l'eau est haute plus le débit est important, mais on ne savait pas chiffrer dans quel rapport, car en général une augmentation de la hauteur de l'eau s'accompagne d'une augmentation de sa vitesse. Il faudra attendre deux siècles encore pour qu'on invente le déversoir mince et qu'on établisse la formule mathématique un peu compliquée qui permet de calculer le débit à partir de la hauteur d'eau dans ce dispositif.

 

Saporta dédie le second traité " à Monsieur Fermat, Conseiller du Roi au Parlement de Toulouse " qui l'avait " exhorté à y travailler " et à le publier à la suite du précédent. Il en profite pour exprimer sa profonde admiration pour son ami.

Dans ce traité, Torricelli démontre et donne des exemples d'application de la loi qui depuis porte son nom et qui énonce que la vitesse d'un liquide sortant par l'orifice d'un récipient est proportionnelle à la racine carrée de la hauteur de liquide dans le dit récipient au dessus du dit orifice.

 

Enfin Saporta termine son opuscule en y insérant un court texte du grand mathématicien toulousain : les " observations de Synésius ".

 

Mais qui donc était ce Pierre Saporta ?

 

Comment était-il en rapport avec Fermat ? Que faisaient ces érudits à Castres ?

 

En ce 17° siècle, un véritable bouillonnement intellectuel travaille les esprits éclairés dans toute l'Europe.

En France, Descartes et Pascal publient juste avant 1640 leurs premiers travaux scientifiques importants. A la même époque à Toulouse, le juriste Pierre de Fermat forge sa réputation de mathématicien.

En 1640, toujours à Toulouse, est fondée la société des Lanternistes qui deviendra en 1694 l'Académie des Sciences, Inscriptions et Belles Lettres, de nos jours encore bien vivante et hébergée à l'hôtel d'Assézat. Plus près de Revel, où Riquet avait fixé sa résidence en 1648, voire 47, Castres était siège de la Chambre de l'Edit, un organe du Parlement de Toulouse, spécialisé dans les procès où l'une des parties au moins était protestante.

En 1648 quelques-uns de ses praticiens avaient fondé une Académie qui traitait de littérature et de poésie aussi bien que de sciences naturelles ou physiques (5). L'un de ses membres, Pierre Borel, acquit une certaine notoriété en astronomie. En 1659, il publia un " Advis sur la navigation de la rivière d'Agout présenté à Messieurs les députés du diocèse de Castres " (6) qui a pu intéresser Riquet.

Un autre de ses membres était le doyen des conseillers de la Chambre de l’Edit, Thomas de Scorbiac. Son père et son grand-père, gens de robe comme lui, avaient formé le projet d’aménager l’Agout, rivière arrosant Castres et sous-affluent de la Garonne par le Tarn, afin de le rendre navigable et de mettre ainsi Castres en communication fluviale avec Bordeaux. En juillet 1662, Scorbiac avait remonté le Tarn et l’Agout en bateau depuis Montauban jusqu’à Castres. Deux mois plus tard il avait soumis à un ministre subalterne, La Vrillière, un projet de canal destiné à relier la Méditerranée à l’Océan par l’Aude et l’Agout à travers le seuil de Graissens dans les environs de Revel.

Lors de ses séances, l’académie de Castres accueillait volontiers des visiteurs. Ce fut le cas d’Etienne Bressieux, un savant disciple de Descartes, qui avait notamment accompagné celui-ci en Hollande, pays de canaux, lorsqu’il y séjourna. Il assista à plusieurs réunions de l’académie en 1649 et 1650. Il était à Castres autour de 1660 et Riquet requit ses avis sur son projet de canal. La commission de validation le prit comme géomètre.(7)

A la fin de sa vie, Pierre de Fermat occupa pendant huit saisons judiciaires un siège de conseiller à la Chambre de l'Edit, et bien qu'il ne participa pas à ses séances il avait beaucoup d'amis à l'Académie de Castres dont notamment l'avocat Pierre Saporta.

Riquet était sous-fermier des gabelles de Castres et il connaissait les membres de la chambre de l'Edit auxquels il versait leurs gages pour le compte du Roi. Visiblement la publication de l'ouvrage de Saporta fut faite pour appuyer le projet de canal en cours d'examen, en apportant la caution des intellectuels régionaux. Cependant c'est Thomas de Scorbiac, qui en était à l’origine, en avait inspiré la dédicace , et en avait envoyé le premier exemplaire à Colbert : « … Vous agréerez, Monseigneur, que je vous fasse présent d'un petit livre que j'ai obligé un de mes amis de faire imprimer. Il l'avait traduit pour me faire plaisir, il est digne d'être connu de toute la France, et nos Ingénieurs y ont trouvé de quoi apprendre. Je lui ai fourni quelque chose pour la dédicace. L'imprimeur a passé la nuit pour l'achever afin que je vous le puisse envoyer par cet ordinaire. … »(8).

Quoi qu’il en soit, dans un tel environnement intellectuel il est difficile de croire que Riquet était l'ignare inspiré, essentiellement intuitif, que certains ont dépeint. Bien plus vraisemblablement c'était un autodidacte qui avait su chercher, là où il fallait, les informations dont il avait besoin. Et l'époque était favorable à cela.

 

L’apport de cette traduction

 

Le degré de connaissance que nous indique la publication de Saporta, nous amène par contre à reconsidérer certaines conceptions.

 

De nos jours il serait impensable qu'un projet aussi ambitieux que celui du canal du Midi ne repose pas sur des bases scientifiques solides et ne soit étayé par une argumentation chiffrée.

L'importance des investissements à réaliser nécessite des assurances de réussite. Et pourtant, à l'époque où Riquet se lança dans son aventure, nous constatons que les connaissances scientifiques dans le domaine hydraulique n'en étaient encore qu'à leur début.

 

Comme ce fut mon cas à la suite d'autres auteurs, on pourrait voir dans le fait qu'il estima insuffisante la quantité d'eau fournie par la seule rivière Sor et rechercha d'autres sources dans la Montagne Noire pour la compléter, la preuve qu'il avait fait des mesures et des calculs. Cependant, nulle part, tant dans le mémoire joint à sa lettre à Colbert de novembre 1662, que dans le compte-rendu des experts de la commission de 1664, ou que dans le devis du chevalier de Clerville de 1666, il n'est fait état, de façon chiffrée, du débit des rivières captées et de celui qu'il sera nécessaire de fournir au canal de navigation pour son fonctionnement.

Il y est question de distances, de dénivellations, de dimensions des chenaux, mais pas de débit. Le seul endroit où l'on parle d'une grandeur qui peut avoir quelque rapport avec un débit est la " relation " anonyme de 1665 rendant compte de la rigole d'essai : l'auteur avait mesuré au mois d'août les hauteurs des différents cours d'eau captés.

Si Riquet s'est livré à des calculs, ils durent être bien rudimentaires. La seule chose dont nous sommes sûrs c'est qu'il a mesuré des distances et des dénivellations, qu'il a " passé le niveau " comme il disait.

Pour le reste il ne pouvait mesurer que la largeur du lit et la hauteur d'eau des rivières et ruisseaux qu'il convoitait. Mais cela ne constitue pas une mesure précise du débit, tout au plus une indication.

Pour évaluer ses besoins et ses disponibilités il ne pouvait donc procéder autrement que par une comparaison qualitative avec des voies d'eau existantes, rivières ou canaux, déjà utilisées pour la navigation. Et sur ce plan on doit convenir qu'il avait un excellent esprit d'observation et un jugement sûr. Les experts de la commission de 1664 étaient confrontés aux mêmes problèmes et l’on comprend mieux pourquoi en donnant un avis favorable au projet ils demandèrent néanmoins une démonstration tangible par le creusement d’une rigole d’essai.

 

La publication de Saporta éclaire donc d'un jour insolite les débuts de l'aventure du Canal en nous dévoilant l'intérêt des élites intellectuelles régionales, d'une part pour les grands travaux publics de la province et d'autre part pour les recherches scientifiques menées dans les autres pays européens.

 

On ne sait quel profit Riquet tira de cet ouvrage dont il eut forcément connaissance, mais il est certain qu'il put l'influencer, ne serait-ce que par la méthode qui le sous-tendait.

Par ailleurs s'il a été publié cette année-là du fait des circonstances, les connaissances qu'il exprimait étaient certainement connues de Saporta et de ses amis depuis quelques temps. Riquet en avait-il eu connaissance ?

 

Rien ne permet de l'affirmer mais ce n'est pas impossible.

 

Les efforts de Saporta ne restèrent pas sans lendemain. L’année même où Louis XIV signait l’édit de construction du Canal de Languedoc (1666) Colbert fondait à Paris l’Académie Royale des Sciences. Et dès juillet 1668, cette institution s’attelait à la vérification et à l’approfondissement des traités de Castelli et de Torricelli (9). La construction du Canal était alors en cours depuis un an et demi. Pendant plusieurs années les recherches en hydraulique furent menées par Picard, Huygens et Mariotte (10). Le résultat de leurs travaux fut synthétisé par ce dernier dans son important « Traité du mouvement des eaux » (11) qui fut publié de manière posthume en 1686.

Il me plait de penser que, à travers son projet, Riquet a donné une forte impulsion à la recherche scientifique dans ce domaine en France.

 

CASTELLI TORICELLI TRAITE-DE-MESURE
Benedetto Castelli Evengelista Toricelli

Page de titre du « Traité de la mesure des eaux courantes… »
traduit par Saporta, édité à Castres

 

 

 

 

 

Notes